Alexandre Lacassagne et la naissance de l’anthropologie médico-légale

Le 28 juillet 1889, un couple conduit une calèche sur une route isolée à une dizaine de kilomètres au sud de Lyon, en France. Michel Eyraud, un escroc d’âge moyen, et sa maîtresse Gabrielle Bompard, qui avait la moitié de son âge, cherchaient un endroit isolé pour déverser leur cargaison en décomposition. Eyraud trouve l’endroit idéal dans les bois près du village de Millery. Il ouvre un grand coffre et hisse un lourd sac de toile de jute dans les buissons. Quelques kilomètres plus loin, il fracassa le coffre en bois et jeta les morceaux.

Au cours des deux semaines suivantes, les villageois de Millery se plaignirent d’une horrible odeur dans la forêt voisine. La puanteur ne se dissipant pas, un cantonnier du village fut envoyé le 13 août pour tenter d’en trouver la source. Cela ne lui a pas pris longtemps. Il a suivi l’odeur et un nuage de mouches jusqu’à un sac en toile de jute dans les buissons. Lorsque le cantonnier a regardé à l’intérieur, il a vu le cadavre sévèrement décomposé d’un homme aux cheveux foncés et à la barbe.

Quelques jours plus tard, les morceaux brisés du coffre ont été découverts, et comme ils étaient saturés de l’odeur de pourriture de la mort, la police a cru que le coffre était lié au cadavre dans le sac, donc les morceaux ont été conservés comme preuves.

Alexandre Lacassagne était l'un des pionniers de l'enquête criminelle scientifique et de l'anthropologie médico-légale

Alexandre Lacassagne était l’un des pionniers de l’enquête criminelle scientifique. Wikimedia Commons

Le corps est transporté chez le docteur Paul Bernard, médecin légiste à la morgue de Lyon voisine, pour identification et autopsie, mais il est trop délabré pour qu’on puisse déterminer grand-chose à partir des tissus mous. Cette affaire allait nécessiter des techniques qui venaient d’être développées dans le domaine qui allait devenir l’anthropologie médico-légale, des techniques qui s’appuient sur les os du corps pour faciliter l’identification. L’anthropologie médico-légale n’en était qu’à ses débuts en 1889, de sorte qu’il n’y avait qu’une poignée de scientifiques familiarisés avec les méthodes qui utilisaient les restes du squelette pour l’identification humaine, et Bernard n’en faisait pas partie.

En attendant, le mystérieux cadavre de Millery avait attiré l’attention de la presse française, et l’histoire macabre était médiatisée dans tout le pays. Un commissaire adjoint de la police de Paris, Marie-François Goron, lit les articles et a l’intuition que le corps est celui de Toussaint-Augustin Gouffé. Gouffé, un riche huissier parisien (un professionnel du droit et du recouvrement de créances) et un coureur de jupons bien connu, avait disparu quelques semaines plus tôt, mais la piste s’était refroidie. Goron cherche désespérément une piste, et son instinct lui dit que ces deux affaires sont liées.

Gouffé a été vu vivant pour la dernière fois avec quelques personnages peu recommandables près de son appartement parisien le 26 juillet 1889. Comme il ne se présente pas à son domicile le lendemain matin, sa gouvernante alerte son beau-frère, Louis-Marie Landry, qui signale alors sa disparition. Goron soupçonnant le cadavre de Millery d’être l’huissier disparu, il envoie Landry à Lyon pour identifier le corps.

Parce que les traits du visage du cadavre étaient gonflés et déformés par la décomposition, Landry s’est appuyé sur la couleur des cheveux du corps pour procéder à l’identification. Comme les cheveux du cadavre de Millery semblaient être noirs et que Gouffé avait des cheveux brun-roux, le Dr Bernard et Landry ont cru que le corps n’était pas Gouffé. Le cadavre a donc été enterré dans une fosse commune au cimetière voisin.

Goron, cependant, n’a pas été découragé dans sa conviction que le corps était Gouffé, il s’est donc rendu à Lyon pour voir par lui-même. Lors de son entrevue avec Bernard, les deux hommes ont eu un désaccord sur l’identité du cadavre. Bernard pense faire taire l’implacable détective en lui montrant un échantillon des cheveux noirs du corps. Mais Goron a saisi les mèches et a lavé la saleté et le liquide de décomposition pour révéler que les cheveux avaient en fait une couleur châtain distinctive.

Puisque Bernard avait manqué un détail clé de l’apparence du corps qui était essentiel à son identification, Goron ne faisait plus confiance aux conclusions de l’autopsie de Bernard. Heureusement pour Goron, il y avait à proximité un praticien bien connu dans le domaine de la médecine légale : Alexandre Lacassagne (1843-1924). Lacassagne était le chef du département de médecine légale de l’Université de Lyon et connaissait bien l’analyse du squelette pour identifier les restes humains. Goron a fait exhumer le cadavre en novembre 1889 et l’a amené à Lacassagne pour un second examen post-mortem.

Il ne restait plus beaucoup de tissus mous sur le cadavre après des mois de décomposition, Lacassagne s’est donc tourné vers les os pour les identifier et trouver des indices sur la cause du décès. Selon Steven Levingston, dans son livre Little Demon in the City of Light : A True Story of Murder and Mesmerism in Belle Époque Paris, Lacassagne a mesuré les os longs et constaté que le défunt mesurait environ 5 pieds 8 pouces. L’analyse de l’usure des dents par Lacassagne suggère que l’homme avait environ 50 ans à sa mort. Il a remarqué qu’une molaire supérieure droite était manquante, et il a vu une déformation du genou et du talon droits qui ressemblait à un signe d’inflammation qui aurait causé une boiterie. Lacassagne a également constaté que le cartilage de la thyroïde était brisé, ce qui indique que l’homme a peut-être été étranglé.

Dans le processus d’identification, les anthropologues judiciaires doivent comparer leurs résultats d’un examen du squelette aux documents antemortem (avant la mort), comme un permis de conduire ou un passeport. Dans ce cas-ci, Lacassagne a examiné les dossiers militaires de Gouffé et a parlé à sa famille. Les dossiers militaires et la famille de Gouffé ont confirmé qu’il avait 49 ans et qu’il mesurait 5 pieds 8. Sa famille a également confirmé qu’il marchait en boitant. Le dentiste de Gouffé a vérifié qu’il s’était fait enlever une molaire supérieure droite des années auparavant. De plus, Lacassagne a constaté que les échantillons de cheveux prélevés sur le cadavre de Millery et la brosse à cheveux de Gouffé correspondaient. Sur la base de ces informations, Lacassagne a conclu que le corps appartenait à Gouffé.

Des dessins de la malle dans laquelle le cadavre a été transporté, publiés dans des journaux à travers l'Europe, ont permis d'identifier Gabrielle Bompard et son partenaire Michel Eyraud.

Des dessins de la malle dans laquelle le cadavre a été transporté, publiés dans des journaux à travers l’Europe, ont permis d’identifier Gabrielle Bompard et son partenaire Michel Eyraud. Ernest Clair-Guyot/Wikimedia Commons

Goron a fait réaliser une réplique de la malle malodorante trouvée près du corps et en a fait publier des photos dans les journaux de toute l’Europe. Des témoins oculaires ont déclaré avoir vu Eyraud et Bompard avec le coffre en bois. Des personnes ont également déclaré avoir vu le duo avec Gouffé à l’époque de sa disparition à Paris.

Goron a distribué des descriptions d’Eyraud et de Bompard partout en Europe et en Amérique du Nord dans l’espoir de les capturer. Gabrielle Bompard s’est rendue à la police en France en janvier 1890. Puis, en mai 1890, Michel Eyraud est arrêté à Cuba et extradé.

Bompard a déclaré à la police qu’elle et Eyraud savaient que Gouffé gardait beaucoup d’argent sur lui et portait une bague coûteuse. Connaissant donc sa réputation de coureur de jupons, ils ont élaboré un plan pour séduire Gouffé, puis le voler et le tuer.

Le 26 juillet 1889, ils ont installé une poulie sur une poutre transversale dans l’appartement parisien de Bompard. Le plan était d’attirer Gouffé chez elle, puis de lui passer une écharpe autour du cou en flirtant avec lui et de la relier à la poulie. Eyraud, qui était caché derrière un rideau, devait saisir la corde attachée à la poulie et le hisser vers le haut. Bompard a affirmé que lorsque la corde a glissé, Eyraud a été forcé d’étrangler Gouffé à mains nues. Ensuite, ils ont attaché le corps en position fœtale, l’ont mis dans un sac de toile et l’ont fourré dans un grand coffre.

Le procès pour meurtre d’Eyraud et de Bompard a été l’un des plus notoires et des plus étranges de son époque. Bien qu’ils aient été jugés comme coaccusés, l’ancien couple ne s’entendait pas dans la salle d’audience. Ils se disputent entre eux, avec les témoins et même avec le juge. Eyraud prétend que le vol est une idée de Bompard, tandis que Bompard affirme que Eyraud l’a hypnotisée pour qu’elle commette le crime. Le procès est sensationnel et les spectateurs se pressent dans la salle d’audience pour assister au drame.

Eyraud et Bompard sont tous deux reconnus coupables. Eyraud est condamné à mort et envoyé à la guillotine le 4 février 1891. Bompard n’a écopé que de 20 ans de prison pour son rôle dans le meurtre.

Cette affaire est l’une des nombreuses dans lesquelles Alexandre Lacassagne a été soit enquêteur soit témoin expert, et au cours de sa carrière, il a développé de nombreuses techniques médico-légales qui sont encore utilisées aujourd’hui. Il a été le premier à observer le lien entre les stries (marques) des balles et les rayures (rainures en spirale) d’un canon d’arme spécifique. Il a été le premier à analyser les taches de sang, à utiliser les tatouages pour identifier les corps et à utiliser la lividité, c’est-à-dire la sédimentation post-mortem du sang dans la partie la plus basse du corps, pour estimer le temps écoulé depuis le décès. En fait, les contributions de Lacassagne à la science médico-légale étaient si importantes et si variées qu’on l’a appelé le « père de l’enquête criminelle scientifique » et le « Sherlock Holmes français »

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