Alfred Jarry : père de la subversion surréaliste

Bien avant que les dadaïstes ne provoquent allègrement la bourgeoisie et que les surréalistes ne glorifient l’absurde, l’irrationnel et le scatologique, Alfred Jarry scandalisa Paris avec Ubu Roi – une pièce si grossière et anarchique que des émeutes firent fermer le théâtre. Jarry a annoncé son ambition d’offenser avec le premier cri rauque du personnage titre : « Merdre ». Le néologisme n’a pas de sens, mais sa vulgarité est claire.

La première du spectacle chaotique n’a duré qu’une nuit – le 10 décembre 1896 – mais cette représentation est restée dans la légende. Jarry est lui aussi parti en un clin d’œil : il est mort en 1907, à 34 ans, cimentant sa place de héros subversif. Aujourd’hui, la Morgan Library de New York revient sur cette brève et brûlante carrière. Avec une obsession digne de son sujet et une élégance méthodique qui contredit son penchant pour le désordre, l’exposition explore l’éventail des passions de Jarry. Il était graphiste, marionnettiste, critique, éditeur, théoricien de la culture et excentrique dévoué ; il a même conçu une philosophie farfelue appelée « pataphysique ».

Jarry cultivait un look qui serait avant-gardiste même aujourd’hui, se drapant dans des tenues noires en lambeaux maintenues par des épingles à nourrice et des lacets. Il portait des shorts de vélo moulants, une épingle à cravate en forme de squelette argenté, des talons de femme, et ses cheveux noirs étaient longs et hirsutes. Se promenant à vélo dans Paris et ses environs, il pêchait, faisait de l’escrime et tirait au revolver, un exploit qu’il décrivait comme « beau comme la littérature ».

Il est difficile de croire qu’il ait pu faire quoi que ce soit, puisqu’il a passé la majeure partie de sa vie sous l’influence d’une substance ou d’une autre : opium, absinthe, éther et de copieuses quantités d’alcool. Jarry était un éternel adolescent en perpétuelle rébellion, un Ça sans limites. Ses œuvres de jeunesse, qu’il conservait assidûment et qu’il espérait publier, contenaient bon nombre des thèmes qu’il reprendra plus tard avec une régularité ritualisée. Avec ses amis, il a créé le personnage du Père Ubu au lycée, en s’inspirant d’un professeur pompeux en forme de poire. L’humour grinçant et macabre de Jarry est déjà présent dans « Les foetus de. M. Lessoûl », un dessin au trait représentant un professeur de sciences entouré d’embryons marinés.

Illustration tirée de 'Les minutes de sable mémorial' de Jarry...
Illustration tirée de ‘Les minutes de sable mémorial’ de Jarry…
... et 'César-antechrist' (1895)
… et ‘César-antechrist’ (1895) © Morgan Library & Museum, don de Robert J.. et Linda Klieger Stillman

Alors qu’il est encore adolescent, il déménage de Rennes à Paris, suit Gaugin et son cercle jusqu’à sa Bretagne natale, et commence à faire des gravures sur bois imitatives. Son premier recueil de poèmes, de prose et de pièces de théâtre, Les minutes de sable mémorial, a pour vedette ses propres illustrations. L’une d’elles représente trois personnages humanoïdes coiffés de chapeaux coniques et chaussés de chaussures clownesques, les bras écartés et le regard fixe ; une apparition en forme de spirale plane dans le ciel. Dans une autre, deux femmes en costume breton avec des coiffures traditionnelles se regardent farouchement, tandis qu’un caméléon ressemblant à un chat se perche sur une branche au-dessus de leur tête. Jarry n’a pas pris la peine d’essayer d’égaler la fusion de la brutalité et de la grâce de Gaugin, préférant laisser sa barbarie intacte.

Gravure d'Ubu par Jarry
Gravure d’Ubu par Jarry © Universal History Archive/Universal Images Group via Getty Images

Il a fait quelques concessions au raffinement. En 1894, il cofonde la revue d’art L’Ymagier avec l’écrivain symboliste Rémy de Gourmont. Cette publication, riche en images, rassemble des gravures provenant de sources très diverses, en mettant l’accent sur les qualités naïves, folkloriques ou enfantines, que les deux rédacteurs considèrent comme primordiales et universelles. Pendant ses deux années d’existence, la revue a fonctionné comme une sorte de musée relié, aménagé avec des spécimens appropriés de l’art non occidental, des œuvres contemporaines de style « primitif », des gravures sur bois médiévales et des impressions d’Épinal aux couleurs vives de sujets populaires, tous unis par leur rejet commun de la réalité optique. Ce mélange atemporel et hybride préfigure des œuvres du modernisme littéraire telles que « The Waste Land », ainsi que des expériences postmodernes ultérieures.

Le public était préparé à quelque chose de radical et de dérangeant – mais pas tout à fait aussi dérangé

Ubu rôde dans la conscience de Jarry tout au long des années parisiennes. Le personnage existait bien avant qu’un manuscrit ne prenne forme, émergeant dans les fêtes et les rencontres littéraires, parlant par la bouche de son créateur comme un esprit sans affect, récitant des banalités en accents coupés. Cet alter ego féroce a finalement fait ses débuts au théâtre en 1896 au Théâtre de l’Oeuvre, impeccablement avancé. (Le public était préparé à quelque chose de radical et d’inquiétant, mais pas aussi déséquilibré. Les sophistiqués secouent le poing et glapissent de fureur. Le dispositif incendiaire de Jarry est peut-être arrivé trop tôt, mais W.B. Yeats, qui était dans le public ce soir-là, a estimé qu’il représentait un final de mauvais augure. « Qu’est-ce qui est encore possible ? » demandait-il. « Après nous, le Dieu Sauvage. »

Le poète britannique Arthur Symons, lui aussi, s’est joint aux sommités du théâtre le soir de la première, et il a trouvé la pièce plus misérable que vivifiante. « Elle a la crudité d’un écolier ou d’un sauvage : ce qui est, après tout, le plus remarquable, c’est l’insolence avec laquelle un jeune écrivain se moque de la civilisation elle-même, balayant tout l’art, en même temps que toute l’humanité, dans la même poubelle ingrate…. … un Sansculotte littéraire a hurlé pendant des heures ce mot indicible du caniveau qui était le refrain. » (Symons essaie de ne pas écrire le non-mot « merdre ».)

Alfred Jarry et Claude Terrasse, 'Répertoire des Pantins : La chanson du décervelage' (1898)
Alfred Jarry et Claude Terrasse, ‘Répertoire des Pantins : La chanson du décervelage’ (1898) © Morgan Library & Museum, don de Robert J. et Linda Klieger Stillman

La comédie grotesque a frappé Paris comme un tremblement de terre, et la Morgan suit ses répliques. Picasso n’a probablement jamais rencontré Jarry, mais il collectionnait les manuscrits et les objets de son héros, récitait par cœur des passages de ses écrits et affectait même l’habitude de brandir un revolver comme un justicier de l’avant-garde. Picasso, écrit l’historien Arthur I. Miller, chargeait le revolver à blanc et « tirait sur les admirateurs qui s’interrogeaient sur la signification de ses tableaux, sur sa théorie de l’esthétique ou sur ceux qui osaient insulter la mémoire de Cézanne ». Comme Jarry, Picasso utilisait son Browning comme une arme pataphysique, jouant en quelque sorte au Père Ubu au naturel, se débarrassant des rustres bourgeois, des crétins et des philistins. »

Alfred Jarry, vers 1900.
Alfred Jarry, c.1900 © adoc-photos/Corbis via Getty Images

Dans les années 1930, Picasso et Miró ont tous deux invoqué le protagoniste comiquement maléfique comme une doublure de Franco. Mais c’est la photographe surréaliste Dora Maar (la « femme qui pleure » dans des dizaines de portraits de Picasso) qui a produit la plus inquiétante de toutes les œuvres ubuesques, une photographie de 1936 d’un tatou fœtal qui présente une ressemblance obscène avec le souverain à la grosse tête et au corps rond. La créature monstrueuse de Maar semble prête à éclore en une forme bestiale de l’humanité, annonçant la montée du fascisme.

Les tempêtes que Jarry a déclenchées continuent de gronder. William Kentridge a importé l’antihéros dictatorial dans l’Afrique du Sud post-apartheid, le réinterprétant avec un mélange d’élan et de dégoût de soi. Dans « Ubu Tells the Truth » (1996-97), Kentridge entoure son propre corps affaissé d’un dessin schématique inspiré des gravures sur bois de Jarry. Le roi rapace a avalé le peintre tout entier. Se déplaçant avec abandon devant un miroir, il martèle la vérité qui aurait dû être évidente au vu des cris grossiers du public le soir de la première : Ubu, c’est nous.

Jusqu’au 10 mai, themorgan.org