Cardiotoxicité des anthracyclines
Les anthracyclines sont de puissants agents antinéoplasiques dont l’efficacité a été prouvée dans le traitement de nombreux cancers hématologiques et d’organes solides chez l’enfant et l’adulte. La cardiomyopathie dose-dépendante induite par les anthracyclines est la toxicité cardiovasculaire induite par la chimiothérapie la plus notoire et la mieux étudiée, décrite pour la première fois en 1971 chez 67 patients traités par Adriamycine pour diverses tumeurs1. L’importance clinique de la cardiotoxicité des anthracyclines s’accroît avec l’augmentation de la survie au cancer et l’utilisation croissante des anthracyclines dans les cohortes prédisposées aux effets cardiaques indésirables, comme les personnes âgées, celles présentant des comorbidités cardiovasculaires et celles recevant des chimiothérapies supplémentaires ou une irradiation thoracique. Cependant, nos connaissances actuelles sur la cardiotoxicité des anthracyclines proviennent principalement d’analyses rétrospectives de patients atteints de cancer et présentant une insuffisance cardiaque symptomatique pendant ou après la chimiothérapie. Cela a conduit à de grandes variations dans l’incidence estimée et le pronostic de la cardiotoxicité des anthracyclines et a contribué à l’absence de directives acceptées pour la surveillance et la gestion de cette complication potentiellement importante du traitement du cancer. Pour ces raisons, l’étude prospective de Cardinale et al2 dans ce numéro de Circulation évaluant l’incidence de la cardiotoxicité, son moment d’apparition et sa réponse clinique au traitement médical dans une large population d’adultes traités par anthracycline est une étape importante vers la résolution de ces incertitudes.
Article voir p 1981
Cardinale et al2 décrivent une incidence de 9 % de cardiotoxicité parmi 2625 patients traités par anthracycline qui ont fait l’objet d’une surveillance périodique et programmée de la fonction ventriculaire gauche (VG), avant, pendant et après la chimiothérapie, sur un suivi médian de 5,2 ans. Dans cette cohorte, la cardiotoxicité, définie par une diminution de >10% de la fraction d’éjection ventriculaire gauche (FEVG) par rapport à la valeur initiale et une FEVG finale de <50%, est survenue presque exclusivement (98% des cas) au cours de la première année après la fin du traitement par anthracycline. Des réductions tardives de la FEVG ont été observées chez seulement 5 (2 %) patients et sont survenues >5,5 ans après la chimiothérapie. Une récupération totale ou partielle de la FEVG a été observée dans 82 % des cas après l’initiation rapide de l’énalapril, seul ou en association avec un β-bloquant, la gravité de la dysfonction ventriculaire gauche post-chimiothérapie et la classe fonctionnelle de la New York Heart Association étant les meilleurs prédicteurs de la récupération. Les résultats de l’étude suggèrent que la cardiotoxicité des anthracyclines représente un continuum qui commence par des lésions subcliniques des cellules myocardiques, suivies d’une baisse asymptomatique précoce de la FEVG qui peut évoluer vers une insuffisance cardiaque symptomatique, si elle n’est pas traitée (figure). Les quelques cas qui se sont présentés tardivement sont survenus chez des patients présentant des risques confondus de développement d’une cardiomyopathie, ce qui soulève des questions sur l’implication des anthracyclines ou suggère un phénomène de double attaque chez les patients dont le myocarde est rendu vulnérable par un traitement antérieur aux anthracyclines. Ces résultats remettent en question le dogme existant selon lequel la cardiotoxicité des anthracyclines représente une lésion myocardique irréversible qui peut se présenter sous la forme d’une cardiotoxicité aiguë, chronique progressive à début précoce ou chronique progressive à début tardif.3,4 L’approche prospective et non sélective, indépendante des symptômes, de la surveillance de la FEVG dans l’étude actuelle2 suggère que la cardiotoxicité des anthracyclines à début tardif reflète probablement le moment de la détection plutôt que le moment de l’apparition de la cardiotoxicité. Ces résultats ont des implications importantes pour la surveillance et la gestion de la cardiotoxicité des anthracyclines.
Bien que la nécessité d’une surveillance cardiaque des patients adultes asymptomatiques traités par anthracycline soit généralement reconnue, les directives existantes n’offrent aucun consensus clair concernant le moment ou la durée de cette surveillance.3,5 L’un des programmes proposés comprend la mesure de la FEVG six mois après le traitement, une fois par an pendant deux ou trois ans, puis tous les trois à cinq ans à vie, avec une surveillance plus fréquente chez les patients à haut risque.3 Les implications financières d’un dépistage périodique à vie après une exposition aux anthracyclines sont inconnues, mais elles sont impressionnantes si l’on considère la population croissante à risque. En effet, le rationnement de programmes de surveillance à vie similaires à ceux utilisés chez les enfants survivants du cancer exposés aux anthracyclines a été suggéré dans le but d’améliorer l’efficacité et la rentabilité du dépistage.6,7 Cardinale et ses collègues présentent maintenant des preuves suggérant que, chez les adultes atteints de cancer, la cardiotoxicité survient presque exclusivement au cours de la première année suivant la fin du traitement aux anthracyclines.2 Le fait de concentrer le dépistage cardiaque sur cette période à haut risque pourrait améliorer considérablement le rapport coût-efficacité, ainsi que l’acceptation et l’adhésion des médecins et des patients.
La cardiotoxicité des anthracyclines est traditionnellement décrite comme une cardiotoxicité de type 1 qui se caractérise par la mort des cardiomyocytes entraînant des lésions irréversibles8. Ceci contraste avec la cardiotoxicité de type 2, associée au trastuzumab, qui se caractérise par un dysfonctionnement des cardiomyocytes, plutôt que par la mort cellulaire, et qui est donc considérée comme réversible.9 Dans l’étude de Cardinale et al,2 l’initiation de médicaments cardioprotecteurs rapidement après la détection de la cardiotoxicité a été associée à une récupération chez 82% des patients sur une période moyenne de 8±5 mois. Ces données remettent en question le concept de cardiotoxicité de type I et indiquent un potentiel significatif de réversibilité avec une détection et un traitement précoces, apportant un soutien supplémentaire à la surveillance périodique tôt après un traitement aux anthracyclines. Il est intéressant et intuitif de noter que la FEVG moyenne avant l’initiation du traitement de l’insuffisance cardiaque était significativement plus faible chez les patients sans récupération de la FEVG. En outre, les patients sans récupération de la FEVG présentaient une incidence plus élevée d’événements cardiaques indésirables. Ces observations appuient également le concept d’un spectre de cardiotoxicité dans lequel la probabilité de réversibilité diminue à mesure que la FEVG se détériore.
Des études récentes ont examiné l’utilité de l’utilisation prophylactique d’un inhibiteur de l’enzyme de conversion de l’angiotensine et d’un β-bloqueur chez les patients traités par anthracycline10.-Un traitement prophylactique combiné d’énalapril et de carvédilol a permis d’obtenir une incidence plus faible de décès, d’insuffisance cardiaque ou d’une FEVG finale <45 % par rapport aux témoins (24,4 % contre 6,7 %, P=0,02) dans un essai randomisé contrôlé par placebo portant sur 90 patients commençant une chimiothérapie à base d’anthracycline.10 Dans des travaux antérieurs de Cardinale et de ses collègues11, l’élévation de la troponine dans les 72 heures suivant une chimiothérapie à forte dose a été utilisée pour répartir de façon aléatoire 114 patients dans une cohorte traitée à l’énalapril ou une cohorte témoin ; l’incidence d’une diminution absolue de la FEVG de >10 % par rapport à la valeur initiale et sous la limite inférieure de la normale était significativement plus élevée chez les sujets témoins (43 % contre 0 %, P<0,001). Chez les patients présentant une dysfonction ventriculaire gauche établie, le temps écoulé avant le traitement de l’insuffisance cardiaque est un prédicteur indépendant de la récupération incomplète du ventricule gauche15, ce qui suggère que les retards dans l’initiation des médicaments cardioprotecteurs devraient être minimisés. La prophylaxie universelle avec des agents cardioprotecteurs, bien qu’apparemment efficace, engage les patients sans cardiotoxicité dans un traitement, ce qui est particulièrement indésirable dans le contexte d’une polypharmacie fréquente et de pressions artérielles variables pendant un traitement anticancéreux actif. Ainsi, le dépistage et la sélection des patients en vue de l’instauration rapide d’un traitement contre l’insuffisance cardiaque sur la base de preuves objectives de lésions myocardiques (par exemple, élévation de la troponine, diminution de la déformation longitudinale globale ou diminution de la FEVG), avec ou sans symptômes, représentent une stratégie plus raisonnable sur le plan clinique. Le taux élevé de cardiotoxicité réversible dans l’étude actuelle de Cardinale et al2 devrait être validé à l’aide d’algorithmes de dépistage qui préconisent l’utilisation de biomarqueurs et de paramètres échocardiographiques de lésion myocardique précoce pour guider le traitement.16
Parallèlement à l’introduction et à l’uptitration d’agents cardioprotecteurs, la réponse clinique à la cardiotoxicité pendant la chimiothérapie comprend souvent une réévaluation des régimes chimiothérapeutiques, ce qui peut entraîner l’interruption, la réduction de la dose ou la substitution des traitements anticancéreux. Cardinale et ses collègues ne décrivent pas la répartition des réponses oncologiques, le cas échéant, qui ont accompagné la détection de la cardiotoxicité et n’explorent pas les associations avec les points finaux oncologiques. Ces données seraient particulièrement intéressantes étant donné que 97 % des décès (n=792) étaient attribuables à des causes liées à la tumeur.2 Un principe fondamental régissant la pratique de la cardio-oncologie est que la réduction du risque de toxicité cardiovasculaire doit être équilibrée par le maintien de l’efficacité du traitement anticancéreux. À ce jour, il n’existe aucune donnée sur les effets d’une surveillance cardiaque prospective pendant un traitement aux anthracyclines sur les résultats oncologiques. Il est impératif que les recommandations de surveillance cardiaque et les changements réactifs en aval dans les traitements anticancéreux ne causent pas plus de mal que de bien.
Malgré la contribution incrémentale de l’étude de Cardinale et al, il existe plusieurs questions non résolues autour de la cardiotoxicité des anthracyclines. Dans cette étude, tous les patients qui ont manifesté un dysfonctionnement suffisant du VG ont été rapidement traités avec des médicaments contre l’insuffisance cardiaque, indépendamment des symptômes. Cependant, l’histoire naturelle de la dysfonction ventriculaire gauche induite par les anthracyclines en termes de récupération spontanée et de résultats cardiovasculaires reste incertaine. De même, la pertinence clinique des élévations de troponine ou des réductions de la déformation longitudinale globale qui peuvent précéder les détériorations manifestes de la FEVG et la gestion optimale de ces anomalies doivent faire l’objet de recherches supplémentaires. Toutes les cardiotoxicités subcliniques n’évoluent pas vers un dysfonctionnement manifeste du ventricule gauche ou ne justifient pas une intervention, et le défi consiste à distinguer les effets cardiaques non pertinents de la toxicité des anthracyclines ayant une signification pronostique. Dans l’étude actuelle, 82 % des patients traités pour une cardiotoxicité ont montré une certaine récupération, la FEVG revenant aux valeurs de base chez 11 % d’entre eux.2 Les médicaments cardiaques ont été poursuivis pendant toute la durée de cette étude, mais la durée appropriée du traitement reste incertaine. On ne sait pas si les agents cardioprotecteurs peuvent être sevrés ou interrompus en toute sécurité chez les patients qui se rétablissent complètement. Les patients plus jeunes et asymptomatiques peuvent être particulièrement réticents à s’engager à prendre des médicaments cardioprotecteurs à long terme en l’absence de données de soutien. Enfin, il n’est pas certain que les résultats de cette étude soient applicables aux enfants ayant survécu à un traitement par anthracycline. Un précédent essai randomisé de l’énalapril chez 135 enfants survivants présentant des signes de cardiotoxicité asymptomatique et symptomatique due aux anthracyclines, traités au moins 2 ans après la fin du traitement anticancéreux, n’a pas montré de bénéfice sur la fonction cardiaque17. Cela peut suggérer des physiopathologies divergentes chez les enfants et les adultes exposés aux anthracyclines ou refléter un manque d’efficacité attribuable à l’institution tardive d’un traitement de l’insuffisance cardiaque.
La prise de décision clinique en cardio-oncologie est souvent limitée par le manque d’études prospectives à long terme et de directives robustes fondées sur des preuves. Le groupe d’experts sur la survie au cancer de l’American Society of Clinical Oncology a jugé les preuves identifiées lors d’une revue systématique de la littérature insuffisantes pour soutenir une directive de pratique visant à orienter le dépistage des effets cardiaques induits par la chimiothérapie et la radiothérapie.18 Ce groupe d’experts souligne le manque relatif d’études prospectives par rapport aux études transversales ou rétrospectives dans ce domaine. Ainsi, les lignes directrices existantes sont basées sur un consensus plutôt que sur des preuves19 et les différences entre les lignes directrices ont entravé la mise en œuvre efficace des recommandations.20 Cela a contribué à une variation significative de la pratique dans la surveillance et la gestion de la cardiotoxicité des anthracyclines, ainsi que dans d’autres domaines de la cardio-oncologie. L’étude de Cardinale et de ses collègues offre des preuves qui pourraient éclairer les lignes directrices et conduire à une plus grande normalisation des soins cardiaques des patients exposés aux anthracyclines. Nous espérons que cette étude incitera d’autres personnes à évaluer systématiquement le rôle des tests périodiques non invasifs de dysfonctionnement cardiaque et le rôle du traitement pour prévenir les maladies cardiaques chez les patients cancéreux asymptomatiques recevant d’autres traitements potentiellement cardiotoxiques tels que les inhibiteurs de tyrosine kinase, les inhibiteurs de protéasome et d’autres nouveaux agents. Les cardio-oncologues ont la responsabilité de faire avancer des recherches cliniques similaires dans le but d’améliorer les soins cardiovasculaires d’une population croissante de survivants du cancer prédisposés à des résultats cardiovasculaires indésirables.
Disclosures
Non.
Notes de bas de page
Les opinions exprimées dans cet article ne sont pas nécessairement celles des rédacteurs ou de l’American Heart Association.
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