Philosophie de l’Antiquité grecque et romaine
Cosmologies monistes
Il existe un consensus, remontant au moins au 4e siècle avant notre ère et se poursuivant jusqu’à aujourd’hui, selon lequel le premier philosophe grec est Thalès de Milet (florissant au 6e siècle avant notre ère). À l’époque de Thalès, le mot philosophe (« amoureux de la sagesse ») n’avait pas encore été inventé. Thalès comptait cependant parmi les légendaires sept sages (Sophoi), dont le nom dérive d’un terme qui désignait alors l’inventivité et la sagesse pratique plutôt que la perspicacité spéculative. Thalès a fait preuve de ces qualités en essayant de donner aux connaissances mathématiques qu’il tenait des Babyloniens une base plus exacte et en les utilisant pour résoudre des problèmes pratiques, comme la détermination de la distance d’un navire vu du rivage ou de la hauteur des pyramides égyptiennes. Bien qu’on lui ait également attribué la prédiction d’une éclipse de Soleil, il est probable qu’il se soit contenté d’en donner une explication naturelle sur la base des connaissances astronomiques babyloniennes.
Thalès est considéré comme le premier philosophe grec parce qu’il a été le premier à donner une explication purement naturelle de l’origine du monde, exempte d’ingrédients mythologiques. Il soutenait que tout était sorti de l’eau – une explication fondée sur la découverte d’animaux marins fossiles loin dans les terres. Sa tendance (et celle de ses successeurs immédiats) à donner des explications non mythologiques était sans doute motivée par le fait qu’ils vivaient tous sur la côte de l’Asie Mineure, entourés d’un certain nombre de nations dont la civilisation était beaucoup plus avancée que celle des Grecs et dont les propres explications mythologiques étaient très variées. Il semblait donc nécessaire de prendre un nouveau départ en se basant sur ce qu’une personne pouvait observer et déduire en regardant le monde tel qu’il se présentait. Cette procédure entraînait naturellement une tendance à faire des généralisations radicales sur la base d’observations plutôt restreintes, bien que soigneusement vérifiées.
Le disciple et successeur de Thalès, Anaximandre de Milet (610-c. 546 av. J.-C.), a essayé de donner un compte rendu plus élaboré de l’origine et du développement du monde ordonné (le cosmos). Selon lui, il s’est développé à partir de l’apeiron (« illimité »), quelque chose d’à la fois infini et indéfini (sans qualités distinctes). Au sein de cet apeiron, quelque chose est apparu pour produire les opposés que sont le chaud et le froid. Ceux-ci ont immédiatement commencé à lutter l’un contre l’autre et ont produit le cosmos. Le froid (et l’humide) se dessécha en partie (pour devenir de la terre solide), resta en partie (sous forme d’eau) et, par l’intermédiaire du chaud, s’évapora en partie (pour devenir de l’air et de la brume), sa partie évaporée (par expansion) divisant le chaud en anneaux de feu, qui entourent tout le cosmos. Mais comme ces anneaux sont enveloppés de brume, il ne reste que certains trous de respiration visibles pour les êtres humains, qui leur apparaissent comme le Soleil, la Lune et les étoiles. Anaximandre fut le premier à se rendre compte que le haut et le bas ne sont pas absolus, mais que le bas signifie vers le milieu de la Terre et le haut loin de celle-ci, de sorte que la Terre n’avait pas besoin d’être soutenue (comme l’avait cru Thalès) par quoi que ce soit. Partant des observations de Thalès, Anaximandre tenta de reconstituer plus en détail le développement de la vie. La vie, étant étroitement liée à l’humidité, est née dans la mer. Tous les animaux terrestres, selon lui, descendent d’animaux marins ; comme les premiers humains, en tant que nouveau-nés, n’auraient pas pu survivre sans parents, Anaximandre pense qu’ils sont nés dans un animal d’une autre espèce – plus précisément, un animal marin dans lequel ils ont été élevés jusqu’à ce qu’ils puissent se débrouiller seuls. Peu à peu, cependant, l’humidité s’évapore en partie, jusqu’à ce qu’à la fin, toutes les choses retournent dans l’apeiron indifférencié, » afin de payer la peine de leur injustice » – celle d’avoir lutté les unes contre les autres.
Le successeur d’Anaximandre, Anaximène de Milet (florissant vers 545 av. J.-C.), enseignait que l’air était à l’origine de toutes choses. Sa position a longtemps été considérée comme un retour en arrière car, comme Thalès, il plaçait un type particulier de matière au début du développement du monde. Mais cette critique passait à côté de l’essentiel. Ni Thalès ni Anaximandre ne semblent avoir précisé la manière dont les autres choses ont surgi de l’eau ou de l’apeiron. Anaximène, en revanche, a déclaré que les autres types de matière sont nés de l’air par condensation et raréfaction. Ainsi, ce qui pour Thalès n’était qu’un commencement devint un principe fondamental qui resta essentiellement le même à travers toutes ses transmutations. Ainsi, le terme arche, qui signifiait à l’origine simplement « commencement », acquit le nouveau sens de « principe », un terme qui joua dès lors un rôle énorme dans la philosophie jusqu’à nos jours. Ce concept d’un principe qui reste le même à travers de nombreuses transmutations est, en outre, le présupposé de l’idée que rien ne peut venir de rien et que tous les surgissements et les disparitions que les êtres humains observent ne sont que des transmutations de quelque chose qui reste essentiellement le même pour l’éternité. De cette façon, elle est également à la base de toutes les lois de conservation – les lois de conservation de la matière, de la force et de l’énergie – qui ont été fondamentales dans le développement de la physique. Bien qu’Anaximène n’ait évidemment pas réalisé toutes les implications de son idée, son importance peut difficilement être exagérée.
Les trois premiers philosophes grecs ont souvent été appelés « hylozoïstes » parce qu’ils semblaient croire en une sorte de matière vivante (voir hylozoïsme). Mais ce n’est guère une caractérisation adéquate. Ce qui les caractérise, c’est qu’ils ne faisaient pas de distinction claire entre les types de matière, les forces et les qualités, ni entre les qualités physiques et émotionnelles. La même entité est parfois appelée « feu » et parfois « le chaud ». La chaleur apparaît parfois comme une force et parfois comme une qualité, et là encore, il n’y a pas de distinction claire entre le chaud et le froid en tant que qualités physiques et entre la chaleur de l’amour et le froid de la haine. Il est important de prendre conscience de ces ambiguïtés pour comprendre certains développements ultérieurs de la philosophie grecque.
Xénophane de Colophon (vers 560-c. 478 av. J.-C.), un rhapsode et penseur philosophique qui a émigré d’Asie Mineure à Élée, dans le sud de l’Italie, a été le premier à articuler plus clairement ce qui était implicite dans la philosophie d’Anaximène. Il a critiqué les notions populaires des dieux, disant que les gens ont fait les dieux à leur propre image. Mais, plus important encore, il affirmait qu’il ne pouvait y avoir qu’un seul Dieu, le maître de l’univers, qui devait être éternel. En effet, étant le plus fort de tous les êtres, il ne peut être issu de quelque chose de moins fort, ni être vaincu ou supplanté par quelque chose d’autre, car rien ne peut survenir qui soit plus fort que le plus fort. L’argument reposait clairement sur les axiomes que rien ne peut sortir de rien et que rien de ce qui existe ne peut disparaître.
Ces axiomes ont été rendus plus explicites et portés à leurs conclusions logiques (et extrêmes) par Parménide d’Élée (né vers 515 av. J.-C.), le fondateur de l’école dite d’Éléatisme, dont Xénophane a été considéré comme le maître et le précurseur. Dans un poème philosophique, Parménide insiste sur le fait que « ce qui est » ne peut pas avoir été créé et ne peut pas disparaître, car il faudrait qu’il soit sorti du néant ou qu’il soit devenu néant, alors que le néant, par sa nature même, n’existe pas. Il ne peut pas non plus y avoir de mouvement, car il faudrait qu’il s’agisse d’un mouvement vers quelque chose qui est – ce qui n’est pas possible puisqu’il serait bloqué – ou d’un mouvement vers quelque chose qui n’est pas – ce qui est également impossible puisque ce qui n’est pas n’existe pas. Par conséquent, tout est un être solide, immobile. Le monde familier, dans lequel les choses se déplacent, naissent et disparaissent, est un monde de simple croyance (doxa). Dans une seconde partie du poème, Parménide tente cependant de rendre compte de manière analytique de ce monde de la croyance, en montrant qu’il repose sur des distinctions constantes entre ce que l’on croit être positif – c’est-à-dire avoir un être réel, comme la lumière et la chaleur – et ce que l’on croit être négatif – c’est-à-dire l’absence d’être positif, comme la lumière et la chaleur, l’absence d’être positif, comme l’obscurité et le froid.
Il est significatif qu’Héraclite d’Éphèse (vers 540-c. 480 av. J.-C.), dont la philosophie a été considérée plus tard comme étant tout à fait à l’opposé de la philosophie de l’être immobile de Parménide, se soit rapproché, dans certains fragments de son œuvre, de ce que Parménide a essayé de montrer : le positif et le négatif, disait-il, ne sont que des vues différentes de la même chose ; la mort et la vie, le jour et la nuit, la lumière et l’obscurité ne font qu’un en réalité.